La responsabilité dialogique de l’entreprise et son impact sur la prise de décision éthique en affaires

Chez les philosophes du 20e siècle d’origine occidentale, la responsabilité est une valeur qui est, entre autres, liée au rapport avec autrui et avec notre monde (Emmanuel Mounier, Emmanuel Levinas, Jean-Paul Sartre, Hans Jonas). Mais ce n’est ni la valeur dominante dans toute l’histoire de la philosophie (pensons à la justice et à la prudence chez Aristote) ni même la valeur consensuelle chez les éthiciens (par ex., la valeur de justice chez John Rawls et Amartya Sen). Par ailleurs, la responsabilité est certainement depuis le début du 20e siècle une valeur importante dans le milieu des affaires, étant donné qu’elle est au coeur de la notion de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) et de la gestion du développement durable, même si la notion de responsabilité qui y est évoquée n’est pas toujours clairement définie, surtout d’un point de vue philosophique. Garriga et Melé (2004) ont présenté une classification intéressante des diverses théories de RSE : théories instrumentales (maximisation du profit à long terme), théories politiquement orientées (utilisation de manière responsable du pouvoir détenu par les membres organisationnels et par l’entreprise elle-même), théories intégratives (intégration des demandes sociétales dans la notion de RSE à laquelle adhère l’entreprise) et théories centrées sur les valeurs (contribution de l’entreprise à construire une « bonne société » en faisant ce qui est « éthiquement justifiable »). Il faut noter cependant que lorsqu’est utilisé le terme « responsable » ou celui d’« éthique », nous ne savons pas toujours les critères précis par lesquels est évalué le caractère éthique/non éthique d’une valeur ou d’une culture organisationnelle, voire d’un style de leadership. La valeur de responsabilité est à l’avant-plan aujourd’hui en management (RSE, gestion du développement durable). Elle est aussi choisie parce qu’elle influence toutes les autres valeurs (un peu comme chez Aristote, la vertu de prudence influence l’actualisation de toutes les autres vertus). Si, comme le prétendent Mostovicz, Kakabadse et Kakabadse (2011), la responsabilité corporative est une affaire d’éthique, de leadership, de responsabilité personnelle et Éléments 394 de la finance responsable de confiance, alors il faut reconnaître que chacun de ces quatre piliers agit comme un idéal vers lequel nous tendons constamment. Chacun est en évolution constante, tout comme l’est la moralité sociétale (Mostovicz, Kakabadse et Kakabadse, 2009). Les auteurs ajoutent d’emblée que chacun de ces piliers est interprété différemment selon la vision du monde qu’a développée une personne et à laquelle elle continue d’adhérer. Le problème cependant, c’est d’isoler l’éthique, non pas tant en la séparant du leadership – puisqu’il peut exister un leadership non éthique, ou « contre-leadership » – que des valeurs de responsabilité et de confiance. Or, si l’éthique est fondamentalement préoccupée par les valeurs, comment pourrions-nous croire que deux valeurs aussi essentielles que la responsabilité et la confiance n’en fassent pas nécessairement partie ? Si la responsabilité dialogique de l’entreprise a un sens, elle doit être fondée sur autre chose que le seul bon vouloir des gens d’affaires, ou que le seul désir d’instrumentaliser l’éthique afin de redorer l’image corporative et de maximiser les profits. Pour avoir un sens qui perdure à travers l’espace et le temps, la responsabilité dialogique doit avoir un fondement existentiel : l’être-avec-les-autres. Voilà un appui indéfectible, car une fois enracinée dans l’existence, la responsabilité dialogique de l’entreprise ne peut être un faux-fuyant. Elle est constamment appelée à être davantage actualisée dans la vie organisationnelle. La responsabilité dialogique de l’entreprise se manifeste de quatre principales manières : la transvergence culturelle (le défi de se lancer dans l’interculturalité), la gouvernance partenariale (le défi de mettre en pratique la polycentricité), l’actionnariat actif d’actionnaires individuels et institutionnels comme les fonds de pension, les syndicats et les congrégations religieuses (le défi d’empêcher l’instrumentalisation du dialogue), et la prise de décision éthique (le défi d’assumer la multidimensionnalité et la pluralité en matière d’éthique). Dans ce chapitre, nous traiterons de la responsabilité dialogique de l’entreprise et de son impact sur la prise de décision éthique en affaires.